Saint Bernard 2025

Voici un évangile qui traite de sel et de lumière. La lumière. Il n’y a pas de plus curieuse lecture pour un moine que celle-ci. Quelle étrange paradoxe pour des moines de se réjouir que l’un des leur ait éclairé de son astre les papes et les grands de son temps ? Dominer le monde que l’on a quitté : Est-ce une victoire du moine ou une victoire du monde ?

Cependant, attention, éclairer ne veut pas dire briller. Comme le faisait remarquer Maritain à Ernest Psychari : « la vérité est trop forte pour les âmes ». La lumière est là. Mais la lumière chasse les ombres. Eclairer est une solitude.

Un moine devrait-il vraiment être édifiant, autrement dit, devrait-il vraiment avoir bonne presse ? Le langage trahit nos pentes naturelles. Édifier signifiait autrefois construire, bâtir sur le roc, humblement, à long terme, obscurément. Voilà un beau mot monastique. Peu à peu, il a signifié impressionner les autres par sa vertu, son excellence. À la manière de ces commentaires édifiants que l’on entend au nécrologe de notre réfectoire : Frère Ursule se faisait remarquer de tous pour son humilité. (Curieux compliment.) La vocation du moine n’est pas d’édifier le monde, mais le Royaume des Cieux.

Le sel. Guillaume de Saint-Thierry, dans la biographie qu’il consacra à Saint Bernard, son contemporain, raconte que le jeune novice répétait sans cesse l’invocation suivante : « Bernarde, ad quid venisti ? » Bernard, pour quelle raison es-tu venu ? Qu’es-tu venu faire ici ? Cette phrase apparaît certes sous la plume de Saint Benoît dans la Règle, lorsqu’il se demande avec réserve si l’on doit accueillir des prêtres aux monastères. Mais cette phrase vient surtout de l’évangile selon saint Matthieu. La voici dans son contexte : « S’approchant de Jésus, Judas lui dit : “Salut Rabbi !” Et il l’embrassa. Jésus dit à Judas : “Mon ami, ad quid venisti ? Que viens-tu faire ?” Alors, ils s’approchèrent, mirent la main sur Jésus et l’arrêtèrent. »

Cette phrase poignante de notre Seigneur à l’ami qui le livre, Saint Bernard à la suite de St Benoît, y voit l’abrégé de sa propre situation. Deux personnages : le Christ qui a pris l’initiative. Le disciple qui a répondu. Notez que Saint Bernard ne désignait pas son voisin de stalle, mais lui-même. Et tout le drame se joue dans l’ambivalence de la réponse du disciple.

Il est venu au lieu dit, à l’invitation il a répondu, dans son intimité il s’est immiscé, il a partagé son pain, posé ses lèvres sur sa coupe, reçu ses confidences, il a été honoré de sa confiance. Il est de ceux qui savent, il a tout appris, il n’est plus serviteur mais ami. Et notre Seigneur ne lui retire pas ce titre. C’est en tant qu’ami qu’il s’adresse à lui, amice, ad quid venisti ? Et c’est comme ami que le disciple le livre. C’est parce qu’il était familier qu’il a guidé les soldats là où le Seigneur priait, dans le jardin clos, retiré.

Les gestes mêmes sont à double sens. « C’est par un baiser que tu me livres ? » Les gestes et les mots. Léon Bloy disait vrai lorsqu’il remarquait qu’à notre insu, ils peuvent transpercer l’univers et plusieurs mondes, laissant un trou après leur passage. Combien ce baiser humide et puant a-t-il empesté tous les siècles jusqu’à la fin du monde.

Chaque geste que nous posons, un verre d’eau fraîche, un sourire, une visite à un malade, est par nature ambivalent, c’est-à-dire, étymologiquement, qu’il peut avoir deux significations. Ad quid venisti ? Pourquoi es-tu venu ? Il ne suffit pas d’être là. Encore faut-il habiter ce lieu. Les anciens donnaient à cette « intention souveraine » une importance souveraine. C’est elle, l’âme de la vie monastique, principe formel de toute prière. Sans elle, chacun de nous court le risque de la caricature, de l’imposture.

Saint François de Sales remarque finement que Saint Bernard, qui fut bientôt plus souvent dans les avions et les aéroports que dans son monastère, finit par faire prévaloir en lui l’intention souveraine à un tel degré qu’elle était l’âme de tout ce qui lui advenait. Je cite : « Il changeait bien de lieu mais il ne changeait pas de cœur, ni son cœur d’amour, ni son amour d’objet. Ses occupations se succédaient très différentes les unes des autres, mais elles lui étaient indifférentes : il restait ce qu’il était, toujours humble, ne prenant nullement la couleur des affaires qu’il traitait ni de la compagnie qu’il fréquentait. »

Nous autres qui avons l’insigne privilège de vivre, par une grâce imméritée, dans ce monastère, ne prenons-nous pas trop souvent la couleur de nos affaires et de notre propre compagnie ? Saint Bernard est une sorte de Benoît Labre lumineux. Lumineux et piquant. Il a vécu en pèlerin la vocation qui est la nôtre. De manière lumineuse : sa lumière n’éclairait que ceux qui en acceptaient l’éclat transparent. De manière savoureuse : son sel, qui faisait de lui un familier du Christ, venait de ce que, se connaissant à fond, il ne redoutait qu’une seule chose : sa propre trahison.

Amen.

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