Ap 7, 2-14 ; 1 Jn 3, 1-3 ; Mt 5, 1-12a.
Des experts en bonheur, des êtres qui ont pleinement réussi leur vie, telle est l’image, que veut nous transmettre la liturgie de ce jour, en cette fête de tous les saints. Nous sommes donc bien loin d’une certaine imagerie un peu compassée et sévère, qui mettrait en scène une élite triée sur le volet, à l’héroïsme inimitable. Les lectures de ce jour, bien au contraire, nous décrivent une foule immense, chaleureuse, joyeuse, dont l’espérance semble vouloir exploser au-delà des frontières du Ciel, pour se diffuser partout dans notre monde !
Car le bonheur des saints n’est pas un bonheur que l’on garde pour soi, un bonheur que l’on protègerait jalousement des tempêtes de l’existence et des risques de la vie, mais c’est un bonheur qui se communique, qui déborde, qui est appelé à se propager comme la flamme, sur tous ceux qui brûlent du désir de le trouver.
Mais si les saints sont des experts en bonheur, des hommes et des femmes dont l’existence est pleinement réussie, cela ne signifie pas du tout qu’ils auraient bénéficié de conditions exceptionnelles, qu’ils auraient été protégés de tous les maux et des peines qui nous assaillent, et semblent parfois rendre impraticable cette voie du bonheur, qui nous fait tant rêver !
Car si les saints ont trouvé les chemins du bonheur, ils n’ont pas emprunté d’autres voies que les nôtres. Ils ont connu, comme nous, la pauvreté, les larmes, la faim et la soif de justice, et aussi, comme nous, la trahison, la déception, la violence, la persécution. Ils n’ont échappé à aucune des peines qui rendent si pénible, parfois, les chemins de notre propre vie. Bien au contraire, l’Evangile affirme même qu’ils les ont connues à un degré que nous ne pouvons même pas soupçonner.
Ce n’est pas en cherchant à lui échapper, mais c’est plutôt en habitant au cœur de la réalité humaine, dans toute son épaisseur, sa beauté mais aussi sa rudesse, qu’ils ont découvert les voies du vrai bonheur. Le paradoxe des saints, c’est qu’ils n’ont été ni plus forts, ni plus courageux, ni plus habiles que nous ! Tant d’entre eux ont même été parfois bien moins dotés que nous ne le sommes ! Mais le paradoxe, c’est que leur foi a fini par transformer tout ce qui leur advenait, tout ce qui bousculait leur vie, en événements de grâce.
Il est donc inutile de chercher les conditions optimales qui seraient nécessaires pour entrer dans la voie de la sainteté ! Nous pouvons tous y entrer ! Il n’est aucun obstacle, aucune fragilité, aucune faute qui nous en interdise l’accès, sinon peut-être cette fausse image du bonheur et de la réussite que véhiculent l’idéologie et les idoles de notre temps.
Peut-être est-ce bien là, en effet, que se trouve, aujourd’hui, pour nous, le plus grand obstacle à la sainteté, le plus grand défi que nous ayons à relever. Comme tous nos contemporains, nous sommes prisonniers de fausses images du bonheur ! Nous pensons que le bonheur peut se fabriquer, s’acheter, se monnayer, se vendre. Nous vivons dans l’illusion qu’il nous serait dû, qu’il ne devrait nous échapper, si nous réussissions à accumuler des compétences, des relations, des choses.
C’est pourquoi Jésus nous rappelle, dans les Béatitudes, que c’est justement lorsque nous aurons lâché toutes ces idoles, ces ombres, ces rêves, pour entrer dans la liberté des pauvres, des humbles et des justes, que nous pourrons enfin, nous aussi, entrer sur les chemins du vrai bonheur.
Nous avons parfois la tentation de nous représenter les saints comme des héros, des gens exceptionnels, et donc inimitables. Cela nous permet de les admirer, et même de les prier, mais cela nous dispense aussi de les suivre et de les imiter. La solennité de la Toussaint, en célébrant la fête de tous les saints connus et inconnus, nous rappelle, au contraire, que cet appel à la sainteté, c’est d’abord à nous qu’il s’adresse ! Ceux que nous fêtons aujourd’hui, ce sont tous ces hommes et ces femmes qui nous ont précédés, mais aussi ceux que nous avons côtoyés, aimés ou parfois même rejetés, mais qui nous dévoilent, à travers leur existence, quelque chose du mystère de Dieu !