Sur l’un de ses carnets, le Père Couturier o.p. écrivit :
« Combien, au seuil de la vieillesse, ont le coeur lourd de l’attente de quelqu’un – qui n’est jamais venu … N’importe qui.
Ils ont attendu en vain, n’ayant pas en eux assez de joie intérieure, ni assez de désirs, pour se lever d’eux-mêmes.
Mais si « la vie » avait pris pour les appeler tel visage ou telle voix, sans doute auraient-ils levé les yeux, sur ce visage, et suivi cette voix.
Ils auraient cru au bonheur si quelqu’un l’avait attendu d’eux.
Car nous savons presque tous, par expérience personnelle, qu’on peut beaucoup nous demander et compter sur nous ; mais encore faut-il qu’on nous demande et quand nous avons commencé, il faut aussi qu’à toute heure, on vienne encore nous assurer qu’on a besoin de nous. »
Ces mots sonnent justes. Pourtant, notre histoire personnelle n’est pas aussi simple. Est-ce toujours la faute de celui qui n’est jamais venu ? Vraiment, n’est-il jamais venu ?
En ces jours-là paraît Jean le Baptiste. Face à lui, deux attitudes contrastées : ceux qui attendent, et ceux qui n’attendent plus rien. Ces deux attitudes traversent sans doute, à des degrés divers, le cœur de chacun. Les Évangiles nous laissent entrevoir deux types d’hommes qui manqueront la rencontre attendue : d’une part, les pharisiens et les gardiens du Temple ; d’autre part, ceux que leur faiblesse ou leur négligence retiendra.
Essayons d’esquisser, à grands traits, la première figure : le pharisien. Aujourd’hui, le mot est devenu une insulte, un stéréotype si marqué qu’il nous semble lointain. On écoute ainsi poliment, un dimanche sur deux, les pharisiens se faire qualifier d’engeance de vipères ou de sépulcre blanchi ; On compte mentalement les siècles qui nous séparent d’une espèce tout à fait disparue. Et lorsque nous admettons qu’il doit bien en rester quelque part, notre modeste regard se tourne, dans l’assistance, vers tel ou tel, et monte alors en nous cette pieuse pensée du publicain que Congar a si bien formulée : « Je te rend grâce — Seigneur — de ne pas être comme… cet horrible pharisien. »
Hélas, pourtant, rien n’est moins sûr. Il se pourrait même que parmi les disciples on ait accueilli cette attitude du pharisaïsme et du sanhédrisme — attitude que Notre Seigneur et Jean-Baptiste n’ont cessé de stigmatiser – jusqu’à en faire, paradoxalement une référence banale en régime chrétien.
Qu’est-ce qui rend le pharisien incapable du Christ ? La première marque du pharisien est sa proximité apparente avec les choses de Dieu. Il connaît intimement la Loi divine, le Temple, les prescriptions de la religion. Il s’en fait même le garant. Il s’est revêtu d’une autorité qui lui permet de dire le juste et l’injuste. Plus encore : il a investi le Temple et la sacristie, qu’il arpente sans crainte. Intendant des choses divines dont Dieu s’est absenté.
Car ce qui frappe chez le pharisien, c’est l’absence totale de crainte de Dieu. Qu’est-ce que la crainte de Dieu ? Ce n’est pas la peur du châtiment – malgré les menaces de Jean le Baptiste. C’est bien plutôt la crainte de se séparer de Dieu, de l’offenser, de perdre son amitié.
C’est une crainte qui survient lorsqu’on aime.
Mais allons plus loin. D’où vient l’impossibilité pour le pharisien d’accueillir le Seigneur ? Son péché n’est pas d’abord une faiblesse, c’est une perversion de son rapport à Dieu. Il use des choses saintes, certes, mais non pour se soumettre à la vérité, plutôt pour lui résister. Prière, culte, observances, exposées en façade, son coeur reste fermé à la grâce. Il corrompt la source même de la vie spirituelle ce qui est plus grave qu’un manquement moral extérieur.
Les pharisiens vont jusqu’à attribuer à Béelzéboul les miracles accomplis par le Verbe Incarné, ce qui, pour Saint Thomas, est l’illustration par excellence du péché contre l’Esprit Saint. La malice des pharisiens déforme consciemment le bien en mal. Attribuer au démon ce que l’on sait (ou peut savoir) être l’oeuvre de Dieu, afin de ne pas se convertir. Selon saint Thomas, ce refus obstiné et lucide rend la conversion moralement improbable tant que cette attitude persiste.
Faiblesse. Il y a ceux, plus nombreux, pour qui la rencontre n’aura pas lieu du fait de leur désistement. Pour eux, tout n’est pas perdu. Mais la faiblesse qui s’obstine et se déguise peut glisser dangereusement vers une connivence avec les pharisiens. Rameaux et crachats, loué et condamné par la même foule.
La magie de la rencontre avec le Seigneur vient de son caractère inouï. Boileau le rappelait :
« Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. » C’est tout le drame de l’Incarnation : Dieu se fait homme. Un mystère. Il semble aisé de s’esquiver.
Quand survient le Seigneur, ceux que personne ne seraient venu trouver ont déjà été visités.
Si, si. Par une nuit froide d’automne. Par un beau mois de mai. Fermez les yeux. Souvenez-vous.
Elie est venu. Et nous lui avons fait tout ce que nous avons voulu.
Rappelez-vous : la paire de boeufs, la fiancé rêvée, le champ à acheter. Les invités ont été appelés, ils ne sont pas venus.
Et puis, il était tard. Et nous étions pressés. Et cette douce motion du Saint-Esprit qui nous voulait ployer, ce matin encore, aujourd’hui-même, et que, d’une pensée vaine, d’une raillerie, d’une indolente paresse, nous avons éludés.
Elie est venu et nous ne l’avons pas reçu.
Il a envoyé son Fils.
Nous n’en avons fait aucun cas.
Amen.