Possibilités et mélodies…
L’idée de ce disque ne vient pas d’un moine. C’est le professeur Miroslav Lopuchovský, du Conservatoire de Prague, chez qui j’ai étudié la flûte traversière entre 1995 et 2003, qui en est le principal initiateur. Sans sa patiente insistance, ce projet n’eût jamais vu le jour.

Monsieur Lopuchovský est venu pour la première fois à Sept-Fons en 2009, à l’occasion de ma profession solennelle. Depuis, il revient chaque été passer trois semaines parmi nous, vivant alors comme un moine. Pendant ses séjours, j’ai repris la flûte, et j’ai constaté avec surprise que, malgré le manque d’entraînement, « cela fonctionnait » encore – et même, sous certains aspects, mieux qu’avant. J’y ai vu un petit accomplissement de cette promesse de notre Seigneur : le centuple dès cette vie, à ceux qui quittent tout pour le suivre.
Ce disque voudrait offrir un aperçu de la vie liturgique et spirituelle de l’abbaye de Sept-Fons.
Le concile Vatican II s’est exprimé clairement sur la musique sacrée :
« La tradition musicale de l’Église universelle est un trésor d’une valeur inestimable, bien plus grande que celle de tout autre art. » (Sacrosanctum Concilium, § 112)
« L’Église reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine : aussi, toutes choses égales par ailleurs, il doit occuper la première place. » (SC, § 116)
Les autres styles musicaux, y compris ceux issus de cultures locales (musique traditionnelle, polyphonie…), peuvent être intégrés à la liturgie, à condition qu’ils soient dignes, adaptés, et qu’ils soutiennent l’action liturgique.
L’instruction Musicam Sacram (1967) a précisé l’application concrète de Sacrosanctum Concilium. Les instituts religieux ont été invités à préserver et transmettre leur patrimoine musical – en particulier le chant grégorien – tout en s’ouvrant aux langues vernaculaires et à des compositions nouvelles, inspirées spirituellement et de qualité musicale. Ils devaient ainsi contribuer à enrichir le répertoire liturgique dans les langues modernes.

Laissons la parole à Dom Patrick, Père Abbé de notre monastère de 1980 à 2022 :
« Les conséquences concrètes des changements liturgiques qui ont suivi le concile Vatican II ont conduit à des modifications importantes dans nos célébrations. À l’office divin en particulier, l’usage de la langue française a eu des conséquences sur la musique liturgique qu’il a fallu créer.
Pendant environ vingt-cinq ans nous avons chanté des mélodies composées en grande partie sur place mais l’usure se faisant sentir, on a cherché comment renouveler le répertoire. C’est alors qu’a été tentée une aventure assez audacieuse pour laquelle il fallait un vrai musicien et quelqu’un qui ait une suffisante liberté dans l’usage de la langue française.
Le chant modal, qui a ses lois propres, est le chant de nombreuses traditions religieuses (dont le chant dit « grégorien » pour les catholiques latins). On l’entend dans le chant monastique grec ou syriaque, dans le chant religieux juif ou musulman et aussi en Extrême-Orient.
Nous avons donc travaillé à un office en langue française, chanté avec une musique modale dans la ligne du chant de l’office latin. Plus de quinze années de labeur ont conduit au corpus que nous avons aujourd’hui et qui couvre pratiquement tous les besoins de l’année liturgique. On doit noter que nous y avons incorporé une bonne partie des hymnes grégoriennes qui ont trouvé comme naturellement leur place à côté de la psalmodie modale. »

La musique instrumentale, rare dans notre vie quotidienne, vient orner les célébrations solennelles. Le Père Jean de la Croix, qui a composé la musique de notre office en français, est également un excellent organiste. Lui aussi est originaire de République tchèque. « Co Čech, to muzikant » – tout Tchèque est musicien, dit un vieux dicton que ce disque vient confirmer.
Je remercie le Père Louis Chasseriau, ami de notre communauté, d’avoir bien voulu participer avec son violon à cet enregistrement. L’art et l’amitié mis au service de la Majesté divine : voilà une belle illustration de ce que nous cherchons à vivre.

Quant à M. Miroslav Lopuchovský, mon cher professeur et ami, le remercier pour sa participation serait trop peu, car, comme je l’ai dit, ce projet lui doit tout.
*
Le répertoire suit le rythme d’une journée monastique solennelle, telle que vécue dans notre abbaye. Il s’agit, bien sûr, d’un simple échantillon : quelques pièces choisies des Matines et des Laudes, une Messe plus largement représentée, puis des extraits des Vêpres et des Complies.

Les Matines s’ouvrent par le son des cloches et la triple invocation traditionnelle :
« Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche publiera ta louange. »
Suit le psaume invitatoire de la solennité de l’Assomption, puis l’hymne mariale Ave maris stella.
Des Laudes, nous n’avons retenu que le Benedictus du temps de l’Avent.

La Sainte Messe s’ouvre par l’introït Salve sancta parens, pour les mémoires de la Vierge Marie. Le graduel Christus factus est appartient au Triduum pascal. L’Alleluia est celui du 6e dimanche de Pâques.
Les pièces instrumentales alternent ensuite avec quelques pièces polyphoniques que nous chantons habituellement lors de l’exposition du Saint-Sacrement – à l’exception du Veni Sancte Spiritus, chanté à la Pentecôte.
Parmi les pièces instrumentales, il y a un aria de la Passion selon saint Matthieu de J. S. Bach interprété par l’orgue et la flûte :
Erbarme dich, mein Gott – Aie pitié de moi, mon Dieu – méditation poignante sur le repentir de saint Pierre.
Cet aria donne à entendre le chemin du cœur vers le pardon. La douleur du péché, la supplique du pardon, la miséricorde espérée : tout cela y est exprimé du point de vue du croyant, voire de l’humanité entière, s’identifiant à Pierre. Durant les heures nocturnes, où Pierre versa ses larmes après avoir croisé le regard de Jésus, les moines prient pour le monde. C’est pourquoi cette pièce trouve naturellement sa place ici.
Il y a également une improvisation de M. Lopuchovský. Voici ses mots :
« Lors d’une de mes visites, frère Antoine m’a demandé de jouer quelque chose pour une occasion particulière. J’envisageais d’interpréter une pièce du répertoire classique pour flûte solo. Mais en me préparant, un motif musical m’est venu à l’esprit et m’a captivé. J’ai donc décidé de le développer. Lorsque j’ai été sollicité pour ce disque, ce choix s’est imposé naturellement. Ce que vous entendrez est une improvisation préparée à partir de ce motif. »
Les Vêpres marquent la fin du jour, avec l’antienne de la fête de saint André et le psaume 62, le répons Domine, non secundum (temps de Carême) et le Magnificat de la fête de la Transfiguration, choisi pour sa psalmodie en quatrième mode, que je trouve particulièrement belle.

Les Complies s’ouvrent par l’invocation inspirée des disciples d’Emmaüs :
« Reste avec nous, Seigneur, il se fait tard. Que ta gloire nous guide à travers notre nuit. »
Suit le psaume 133, dernier des trois psaumes de Complies.
La journée monastique s’achève par le chant le plus cher aux moines cisterciens, le Salve Regina, composé probablement au XIᵉ siècle, par le bienheureux Hermann de Reichenau. Sa triple invocation finale – « Ô Clemens, ô Pia, ô Dulcis Virgo Maria ! » – est traditionnellement attribuée à notre bienheureux Père saint Bernard.
Enfin, le disque se conclut par une sonate de Michel Blavet pour deux flûtes, interprétée avec mon professeur. D’un esprit plus léger, elle se veut comme une respiration finale, un simple moment de musique offert après le recueillement de la prière.
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En réfléchissant au titre à donner à ce disque, le titre d’un écrit de Père Jérôme s’est imposé de lui-même.
Nous ne sommes pas des musiciens professionnels, mais nous cherchons à être des « professionnels » du service divin. Avec nos pauvres moyens, nous poursuivons une certaine qualité, non pour plaire à des oreilles humaines, mais pour rendre à Dieu le culte qui lui est dû.

Voici un extrait de ce bel écrit de Père Jérôme, qui éclaire le sens de notre démarche :
« Devant vos pas, gardez toujours, mon frère, de nombreuses et vastes possibilités ; gardez toujours des avenues ouvertes vers la vérité, vers la beauté, vers toute qualité humaine, vers davantage de grâces divines. Et alors même que votre existence paraîtra fixée, comme enchaînée dans une situation indépassable, il faudra toujours vous créer à vous-même, au milieu de ces liens, des possibilités. (…) L’ami de Dieu trouve une enviable jeunesse en ceci que tout passe et laisse place à Dieu. Je veux vous entretenir de la jeunesse d’âme, autrement dit, de vos possibilités.
Mélodies… pour évoquer une certaine liberté, un certain plaisir… Le désir d’une juste sensibilité marque fortement l’époque présente. Le mot “mélodie” évoque ces thèmes que notre mémoire reprend d’elle-même et qui vivent avec nous. Les mélodies sont le moyen par lequel nous gardons le souvenir de nos meilleurs moments, et par lequel nous exprimons nos plus intimes espoirs. Bien des humains cherchent longtemps à composer dans leur cœur la mélodie qui leur convient. Les heureux chantent, avant qu’ils ne s’effacent, les beautés que la vie leur a offertes. Les malheureux chantent les joies qu’ils ont désirées en vain. Quant à l’ami de Dieu, il veut, pour accompagner son pèlerinage, une mélodie qui célèbre un bien infiniment plus grand que sa propre réussite. La foi lui inspire cette mélodie, la plus profondément humaine.

Ma mélodie – la mélodie de tout homme qui croit à la Révélation chrétienne – exprime, d’une manière ou d’une autre, l’espérance en Dieu. »
En chantant et en jouant, nous tendons, comme le roi David, de tout notre cœur, vers Dieu « qui réjouit notre jeunesse » (Ad Deum qui lætificat juventutem meam – Ps 42). Le disque que nous vous présentons se veut écho de cette aspiration profonde de notre cœur.
Fr. M.-Antoine
Sept-Fons
12 XII 2025
Notre-Dame de Guadalupe
En action de grâce

Contenu du CD:
Matines et Laudes
- Début de Matines
- « Seigneur, ouvre mes lèvres »
- Psaume invitatoire pour la solennité de l’Assomption
- Hymne Ave maris stella
- Benedictus du temps de l’Avent
La Messe
- Introït Salva Sancta Parens
- Graduel Christus factus est
- Alleluia du 6e dimanche du temps pascal
- Sortie
J. S. Bach (1685 – 1750)
L’« Allemande » de la Deuxième suite française pour clavecin
Intermezzo
- J. S. Bach
« Erbarme dich, mein Gott », aria de la Passion de saint Matthieu - G. Ph. Telemann (1681 – 1767)
Largo
Sonate en e minor TWV 40:102, 1er mouvement - Rerum suprem in vertice
Chant polyphonique du 14e siècle - Jesu dulcis Mater bona
Chant polyphonique du 15e siècle - Veni Sancte Spiritus
Motet tchèque dans le Cancional de Franus, 15e siècle - J. S. Bach
IVe sonate BWV 1032 1er et 2e mouvement - Improvisation de M. Lopuchovský
Vêpres et Complies
- Psaume 62 avec l’antienne pour la fête de saint André
- Domine, non secundum
Répons du temps du carême - Magnificat pour la fête de la Transfiguration, 4e mode
- Regina cœli
- « Reste avec nous Seigneur »
- Psaume 133
- Salve Regina
- Angelus, fin des Complies
Postlude
- M. Blavet (1700 – 1768)
Sonata quarta pour deux flûtes Op. 1
1. Andante - 2. Allegro
- 3. Affettuoso
- 4. Tempo di Minuetto
- 5. Allegro
Durée totale : 79 min 56 s
