« Quelle présence ! »
Peuple, chefs et soldats sont au rendez-vous. Au programme : une mise en scène inédite : le terme d’une brève carrière de Roi-Messie. Pour attributs royaux et apparat : dards et épitaphe, deux sicaires, une mêlée de railleurs. Si le Prétoire avait retenti de cris ‘à mort’, voici qu’ils l’escortèrent au Calvaire pour lancer des ‘sauve-toi’. Peut-être se promettirent-ils quelque dénouement miraculeux. Aussi, tels des souffleurs au théâtre, lui remirent-ils dans l’oreille le script attendu. Visiblement aveugles, ils se prirent pour les protagonistes du drame qui se déroulait sous leurs yeux et dont ils étaient, à leur insu, les principaux auteurs. Une voix pourtant ne fit pas chorus.
« Quelle présence ? »
Foule, chefs, soldats, malfaiteurs. Tous prirent le chemin du Calvaire, mais, si la trajectoire était la même, tous ne firent pas le même cheminement. En effet, pour l’un d’entre eux, chemin faisant, une transformation s’opéra. L’Évangile ne nous dit pas quel fut l’élément déclencheur. Fut-ce le pardon que Notre Seigneur implora pour ceux qui le ligotèrent sur la croix ? Leurs regards s’étaient-ils croisés, comme pour Pierre peu auparavant? Quoi qu’il en soit, la grâce n’en demandait pas davantage et le doux empire du Seigneur, tel un fruit précoce de la Croix, pouvait s’emparer de ce cœur, encore sous l’emprise du péché.
Cet homme parcourut ainsi un chemin de conversion à pas de géant. De malfrat, il devint, si l’on peut dire, compagnon de croix de Notre Seigneur. Attaché à la croix, il s’attacha plus encore à Notre Seigneur. Ainsi, en présence de ce Juste, la conscience d’expier en justice ce que ses actes lui avaient valu prenait un sens nouveau. Sa peine devint expiatoire, consentie, car venant déjà de la main miséricordieuse du Seigneur. Elle lavait et déliait du péché, lui permettant de s’en remettre entièrement à Celui à qui il reconnaissait tous les droits sur son âme et son cœur.
Aussi, quand l’assistance, telle la marée, se sera retirée, déçue du dernier acte, quand Notre Seigneur aura remis son dernier souffle à ceux qui demeurèrent là : sa Mère et le disciple bien-aimé, cet homme n’en aurait-il pas reçu aussi une part ? Jusqu’à ce que l’on vienne lui briser les jambes, combien d’actes de foi, d’amour confiant et d’espérance « Amen, je te le dis : aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis. », n’a-t-il pas pu formuler, convertissant l’agonie de la croix en douleurs d’enfantement ? Ce que cet homme réussit en l’espace de quelques heures, nous passerons peut-être toute une vie à nous y disposer de manière aussi décisive.
« Quelle présence ! »
Tous sont au rendez-vous. Au programme : une mise en cène inédite, une sainte Cène : sous les apparences chétives du pain et du vin nous voilà contemporains du Calvaire et de la Croix. Nous touchons au Christ, le Christ nous touche. Rejoignant notre hic et nunc il nous permet d’avoir part à l’actualisation de ce qu’il appelait son Heure. Munificence digne d’un roi que de nous convier à un si admirable échange : pour lui l’aveu de notre indigence, pour nous la dignité de fils adoptifs.
« Quelle présence ? »
La réelle présence de Notre Seigneur dans l’hostie, in loco, nous permet, nous convie à lui adresser, dans ce lieu, notre adoration. C’est là une marque de la condescendance divine. Il y a donc une convenance, voire une nécessité, d’aller le chercher là où il se trouve. Son souhait ? Que nous demeurions là, dans un recueillement attentif et réceptif, laissant sa présence agir en nous. C’est ce qui restait au pouvoir de notre malfaiteur devenu disciple : s’il n’avait plus sa liberté de mouvement, il lui restait de pouvoir mouvoir sa liberté et de la consacrer au bon vouloir de son Seigneur et Roi.
Aussi, remettons-nous dans l’oreille quelques extraits d’une allégorie bien connue qui condense en elle-même comme le script pour tout moine, et donc pour tout baptisé :
« Si une statue que le sculpteur aurait nichée dans la galerie de quelque grand prince était douée d’entendement, et qu’elle pût discourir et parler, et qu’on lui demandât : Ô belle statue, dis-moi, pourquoi es-tu dans cette niche ? Parce, répondrait-elle, que mon maître m’y a colloquée. […] je ne suis pas ici pour mon intérêt et service, mais pour obéir et servir à la volonté de mon seigneur et sculpteur, et cela me suffit. […] Or, dis-moi donc, statue, tu ne vois point ton maître, et comme prends-tu du contentement à le contenter ? Non certes, confesserait-elle, je ne le vois pas, car j’ai des yeux non pour voir, comme j’ai des pieds non pour marcher ; mais je suis trop contente de savoir que mon cher maître me voit ici et prenne plaisir de m’y voir. […] puisque c’est le contentement de celui à qui je suis et par qui je suis ce que je suis. » Amen.